Histoire
TW de l'histoire : abandon, alcoolisme, maltraitance, violences physiques, maladie
5 ansUn de mes premiers souvenirs. Pas glorieux.
Maman raccroche le téléphone abruptement, les larmes coulant le long de son visage empreint d’une profonde rage.
Je sais ce que ça veut dire.
Elle se précipite vers le cabinet sous l’évier. Le cabinet interdit. Elle en sort une bouteille remplie d’un liquide brun. Elle dévisse le bouchon et se jette sur le goulot. Elle s’effondre ensuite en sanglots sur le carrelage de la cuisine.
J’essaye de faire le moins de bruit possible afin de ne pas la déranger. Mon estomac n’a pas voulu m'obéir.
Maman lève la tête vers moi, prenant conscience de ma présence. Ses larmes se calment l’espace d’un instant, et j’ai espoir que la crise soit terminée, mais elles repartent de plus belle…
“Je suis une mère indigne, ma famille est en miettes et c’est de ma faute si tu as faim…” sanglote-t-elle.
Je me dirige vers elle et la prends dans mes bras. Voir ma Maman si triste me perturbe et je ne sais pas comment réagir. Je lui caresse donc les cheveux, comme elle le fait quand j’ai des mauvais rêves.
Elle semble se calmer doucement puis se relève. Elle commence à faire à manger, ne lâchant pas sa bouteille des mains, encore tremblotante.
Je me demande où est Papa, mais les mots ne quittent pas ma gorge. J’ai peur de l’état de Maman et préfère rester là en silence, pendant qu’elle me prépare des pâtes. Je m’installe donc sur une chaise, de peur de quitter Maman, la regardant s’enfiler la bouteille, alors qu’elle attend que l’eau bout.
Ce n’est que plus tard dans la soirée que j’ai compris que Papa ne rentrerait plus.
___________12 ansBLAM!
Un calme plat s’étale dans la cour de récréation. Mon poing me fait mal. John Smith, l’abruti qui a insulté Maman, est étalé sur le sol, la main gauche posée sur sa joue. Je vois rouge. Je tremble de rage. Ma vue s’est brouillée et j’ai juste réagi.
On ne touche pas à Maman. Ils peuvent m’insulter, me rabaisser autant qu’ils le font, sans vergogne, mais pas ma mère. Elle est une personne fragile, qui a besoin d’amour et d’affection et de soutien. Pas des insultes. Je ne les laisserais pas traiter Maman comme ils me traitent.
___________14 ans“On mange quoi de bon ce midi?” me demande Maman en baillant.
“Du chili con carne” lui répondis-je.
Elle est encore rentrée tard hier. Elle se dirige vers le cabinet à alcool et en sort une bouteille de vodka. Je sens qu’elle va retourner dans sa chambre pour la vider. C’est le moment ou jamais.
“Maman, tu veux bien t’asseoir cinq minutes s’il te plait? J’ai une question à te poser...”
Surprise et un peu hésitante, elle s’assoit sur une chaise de la cuisine/salle à manger.
“Tu veux savoir quoi ma chérie?” m'interroge-t-elle.
J’hésite un peu, sachant que Maman pourrait se terrer dans le silence ou chercher à se réfugier dans sa chambre par tous les moyens.
“Pourquoi il est parti Papa?”
Maman se fige, visiblement prise au dépourvu. S’ensuivent les larmes. Mais elle se calme rapidement et se racle la gorge.
“Ton père et moi nous sommes rencontrés alors que j’étais en voyage en Irlande. Nous sommes rapidement tombés amoureux fous. Je m’y suis installée quelque temps avec lui, mais le mal du pays me rendait malheureuse. Travaillant dans le social, je n’étais pas familière avec les tenants et aboutissants de la politique irlandaise et aurait dû reprendre mes études pour mettre mes compétences à jour. La situation devint impossible lorsque je suis tombée enceinte de toi. Pour notre bien, nous avons donc migré à Londres, ma ville d’origine. Chose à savoir également, ton père tenait un bar que son père lui avait légué, et qui passait de père en fils depuis des générations. Mais il accepta quand même de tout laisser pour nous rejoindre. J'ai repris mon ancien travail et ton père trouva un emploi en tant que barman.
C’est alors que tu es née, pupille de mes yeux. Ton père était fabuleux au début, n’hésitant pas à se lever pendant la nuit et m’aider comme un véritable partenaire. Mais son humeur déclinait. Il devenait rancunier, râleur et agressif, bien qu’il ne le montrait jamais devant toi. Et un jour, alors que je rentrais de chez la nounou avec toi, j’ai découvert qu’il avait fait ses affaires. Il m’a expliqué ce soir-là qu'il rentrait en Irlande et reprendrait son affaire de famille. Qu’il ne cesserait jamais de m’aimer mais qu’il était trop malheureux et ne pouvait pas continuer. Qu’il continuerait à nous verser de l’argent tous les mois pour qu’on vive confortablement mais qu’il ne pouvait plus vivre ici. Avec nous... “
Sa voix se brise et elle prend une longue lampée de vodka. Je laisse Maman reprendre ses esprits. Ou les perdre, je ne sais pas exactement.
“Pourquoi il ne veut pas rentrer?...” je me mets à marmonner.
“Parce qu’il ne nous aime plus! Qu’est-ce que tu veux qu'j'te dise!" me crie alors Maman.
Je me replie sur moi-même. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle n’explose, mais le choc reste toujours aussi fort. C’en est fini pour les réponses, je le sais. Mais ce profond sentiment d’injustice et de ne pas être aimée demeure.
Vu l’impact de la porte de sa chambre lorsque Maman la claque, je devine qu’elle n’en sortira que ce soir. Je passerai donc ma journée seule. Pour changer...
___________17 ansUne exposition photo. Le lycée n’a rien de mieux à nous proposer comme sortie? Les doyens sont visiblement en panne d’inspiration quant aux activités qu’ils peuvent proposer… Je ne suis pas très enthousiaste mais soit, je joue le jeu. C’est après tout la première fois que je mets les pieds dans une galerie d’art.
Ce que je découvre alors dépasse toutes mes attentes. Des paysages à couper le souffle, des couleurs dans tous les sens, des visages souriants…
C’est comme voir un univers totalement différent du sien, empli de tendresse et de douceur. Comme si on pouvait voir l’univers du photographe à travers ses clichés.
___________20 ansLa London School of Photography propose tous les ans un forum des anciens élèves, afin de trouver des mentors pour ses élèves.
C’est l’opportunité pour moi de trouver une spécialité. J’ai déjà fait quelques expositions, ce qui, j’en ai conscience, me rapportera des points auprès de mon mentor - si j’en trouve un. Je déteste les premières rencontres, je suis toujours anxieuse lorsqu’il s’agit de me vendre. Mais il faut malheureusement passer par là.
Je regarde les invités du panel auquel j’assiste, “La photographie à travers le monde”. Trois hommes et une femme. Les trois hommes se présentent, chacun ayant élu domicile dans un coin lointain du monde, et racontent un peu ce qui les a poussé dans le monde de la photo. C’est très intéressant, mais l’idée de quitter ma mère pour aller vivre en ermite ne me tente pas.
C’est alors que la dame prend la parole. Elle s’appelle Eileen Crivey et est reporter photo pour le journal The Guardian. Elle tripote machinalement le pendentif doré le long de son cou pendant qu’elle parle. Je sourie tendrement, repensant à mon premier appareil photo, un appareil photo jetable, dont je n’ai jamais eu le courage de me séparer.
C’est alors que nos regards se croisent et elle me fait un petit clin d'œil. Je m’écrase sur ma chaise. Je suis subjuguée. Elle a un tel charisme, une telle assurance! J’ai l’impression que toute la salle disparaît et qu’elle ne parle qu’à moi. Me contant ses aventures aux quatre coins du monde. Et je n’ai qu’une envie, l’accompagner…
___________28 ansJe me réveille doucement avec la lumière. J’ai appris à dormir en toute situation, mais être de retour dans mon lit me fait un bien incroyable. Je me lève doucement, en planifiant mentalement ma journée. Faire un débrief chez le rédac’ en chef de ma mission en Nouvelle Zélande et rendre visite à ma mère. Je me dis que j’aurais peut-être également le temps de passer au Paddington Coffee voir Eileen et Hayden. Demain je pars pour une nouvelle mission à Stonehenge, pour une fois ça reste en local.
En me levant de mon lit, je bute contre ma valise à peine défaite et manque de tomber. Je jure sous ma barbe, car je me suis cognée le petit doigt de pied. Je me penche et en sort mon fidèle ordinateur. Je me dirige vers la table du salon et y pose ce dernier. J’entreprends alors de trier mes photos afin d’en montrer uniquement une petite sélection à mon rédacteur en chef. Une fois terminée, je me prépare, en enfilant une tenue au hasard dans mon bordel et me maquille rapidement. Mon travail a pris plus de temps que d’habitude. L’histoire de ma vie.
___________28 ans“Et ta vie sentimentale, ma chérie?”
La question de ma mère, bien qu’anodine, me cloue sur place. Je n’ai jamais eu de personne qui ait eu suffisamment d’impact dans ma vie pour que je les appelle des partenaires. Je suis bien trop occupée, me dis-je.
Mais dans le fond, je sais que je ne laisse personne approcher de trop près. La déchirure qu’a vécu ma mère lorsque mon géniteur est parti m’a vaccinée de l’”Amour”. J’ai l’impression d’avoir bâti un monde doux mais rigide autour de moi et personne n’y a accès. Par peur d’être jugée mais aussi par peur de manquer de quelque chose un jour. Je me complais dans ma solitude, dans mon petit monde millimétré. Pas de vagues, peu de nouveautés, au compte goutte. Pour avoir le temps de tout comprendre, de tout assimiler.
Pour éviter la question, je sors fumer une cigarette.
J’inspire lentement en écoutant le bout de ma cigarette crépiter, puis j’expire doucement la fumée. J’ai pris cette mauvaise habitude en travaillant dans des bureaux pour me faire de l’argent pour l’école de journalisme de Londres. Un des rares moyens de faire une vraie pause. Le café est trop amer pour moi. J’ai essayé plusieurs fois d’arrêter, sans succès. C’est aussi un des rares plaisirs que je m’accorde, sachant que je bois très peu, seulement socialement, et que je fais très attention à ce que je mange.
Je tire une autre bouffée. Les jeux vidéos aussi, je pense, sont une autre passion pour moi. Un échappatoire. Lors de longues périodes de congés, il n’est pas rare que je m’enferme dans mon appartement pour jouer à des jeux fantastiques tels que les Final Fantasy ou les Batman Arkham. Une passion bien étrangère pour tous mes collègues. Mais qu’importe. Je voyage déjà assez avec le travail, pas besoin de le faire sur mon temps libre. Autant vivre des aventures incroyables dans les confins de mon canapé.
La fumée s’échappe de ma bouche. Je chasse l’image de bêtes mi-humaines, mi-chevaux qui hante mes cauchemars depuis quelques nuits. Un visage revient de temps en temps, mais je l’oublie en me réveillant.
Mon esprit divague lentement avant de tomber sur la découverte d’il y a quelque jours. La découverte de la magie… Si cela ne tenait qu’à moi, je pense que je partirais à la recherche d’une licorne. Ça a toujours été mon rêve d’en voir une, bien que je pensais jusqu’à peu qu’elles n’existaient pas. Aujourd’hui, les choses sont différentes. Mais le monde magique est encore trop mystérieux. Comment savoir si les licornes sont quelque chose qui existe et ne sont pas aussi un mythe dans le monde magique? J’ai besoin de plus d’informations sur le monde des sorciers...
___________28 ans“La cirrhose du foie de votre mère a viré en cancer du foie…”
Je n’entends plus rien. Je ne vois plus rien. Mon cerveau se fige et en même temps va à toute allure. La chimio, les traitements, les hospitalisations, les opérations…
Mes sens reviennent doucement. Le médecin explique à ma mère que le cancer est trop avancé et qu’elle doit faire une chimio espérant attaquer la tumeur correctement. Après quelques minutes de discussions sur les prochaines démarches à suivre et une dizaine de rendez-vous de pris, le spécialiste nous conduit à la porte.
Je me retourne et lui demande : “ Concrètement, il faudrait quoi à Maman pour lui donner de meilleures chances de survie?”
Il me regarde avec des yeux plein de compassion et de tristesse : “Un nouveau foie, de la chimiothérapie et une bonne dose de chance…”
Je ne sais pas comment provoquer la chance, mais je connais une partie de la population qui en est capable! Il ne me reste plus qu’à me dégoter un sorcier…